L’évolution des inégalités entre ménages face aux dépenses de logement (1988 - 2006)
L’étude montre une polarisation croissante des statuts d’occupation en fonction du niveau de vie sur la période 1988 - 2006 : les ménages les plus riches sont de plus en plus propriétaires, en particulier propriétaires non accédants, alors que les ménages les plus pauvres sont de plus en plus locataires. Pour ces ménages, seul l’accès au secteur social permet de limiter la hausse des dépenses de logement. En revanche, les locataires du secteur libre et les accédants à la propriété les plus modestes ont connu de fortes hausses des dépenses de logement sur la période, en particulier entre 2002 et 2006.
Par Gabrielle Fack
2 Le logement constitue aujourd’hui pour nombre de ménages le poste principal de consommation, et représente le noyau dur des « dépenses contraintes ». À ce titre, les hausses du coût du logement sont considérées comme autant de baisses du pouvoir d’achat ; la flambée récente des prix immobiliers a ainsi contribué à alimenter la perception d’une forte augmentation des dépenses contraintes. Cependant, le poids du logement dans le budget total des ménages diffère en réalité beaucoup selon les foyers et les évolutions du marché immobilier n’affectent pas tous les ménages de la même façon : la hausse des prix immobiliers rend beaucoup plus coûteuse l’accession à la propriété pour les nouveaux accédants, mais elle accroît le patrimoine des propriétaires ; les tensions sur le marché immobilier affectent les locataires de façon différente selon le secteur de location, social ou libre.
3 La diversité des situations des ménages face au coût du logement est cependant difficile à évaluer à cause de l’hétérogénéité des dépenses de logement. L’immobilier est en effet à la fois un bien de consommation et un bien d’investissement, et la mesure des dépenses de logement varie en fonction de la méthode adoptée pour prendre en compte ces deux aspects. Les dépenses liées à l’achat d’un logement sont ainsi ignorées dans le calcul de l’indice des prix à la consommation, où seuls les loyers des locataires sont utilisés. A l’opposé, la méthode de la comptabilité nationale consiste à imputer aux propriétaires des loyers fictifs pour calculer les dépenses courantes de logement consommées par ces ménages. Dans les deux cas, la hausse des prix de l’immobilier et de la charge induite pour les propriétaires accédants n’est donc pas prise en compte directement dans le calcul des dépenses de logement.
4 L’étude séparée de l’évolution des statuts d’occupation et des coûts afférents à la location et à l’accession à la propriété permet de mieux cerner les ménages pour lesquels le logement occupe une part de plus en plus importante du budget et ceux pour lesquels il occupe au contraire une part relativement faible. La présente étude exploite les résultats des cinq dernières enquêtes Logement réalisées par l’Insee (1988, 1992, 1996, 2002 et 2006).
5 L’analyse s’organise en trois parties : une première est consacrée à l’évolution des statuts d’occupation ; une deuxième étudie successivement les dépenses des accédants à la propriété puis celles des locataires ; enfin, une dernière partie examine l’évolution des conditions de logement.
Définition des principales variables utilisées
■ Le statut d’occupation des ménages : le statut d’occupation définit les situations juridiques des ménages concernant l’occupation de leur résidence principale. Nous nous référerons ici uniquement aux statuts de propriétaire et de locataire (laissant de côté les statuts de logé gratuitement et de fermier-métayer et les statuts de locataire particuliers, tels que les sous-locataires ou locataires de meublés) :
- le statut de propriétaire s’applique aux ménages propriétaires, copropriétaires et accédant à la propriété (c’est-à-dire n’ayant pas fini de rembourser un prêt contracté pour l’achat ou la construction de leur logement) ;
- le statut de locataire s’applique aux ménages acquittant un loyer. Nous nous restreignons dans l’étude aux locataires d’un local loué vide.
■ Revenu et niveau de vie : la variable de revenu utilisée est le revenu annuel global déclaré par le ménage sans déficit foncier. Elle correspond aux revenus avant impôts du ménage (y compris les transferts sociaux, à l’exception des aides au logement). Le niveau de vie correspond au revenu par unité de consommation (échelle OCDE). Pour les analyses par décile de niveau de vie, les ménages dont la personne de référence est étudiante ont été laissés de côté. En effet, le profil de consommation de logement de ces ménages est bien particulier et leurs revenus sont souvent mal pris en compte dans les enquêtes.
L’évolution des statuts d’occupation
6 Entre 1988 et 2006, la proportion de propriétaires a augmenté en France métropolitaine, passant de 54 % à 57 %. Mais cette augmentation recouvre une divergence croissante des statuts d’occupations en fonction du niveau de vie. L’accès à la propriété est en effet de plus en plus réservé aux ménages les plus aisés, alors que les ménages les plus modestes sont de plus en plus locataires. Ainsi le tableau 1 montre qu’en 1988, 40 % des ménages des deux premiers déciles de niveau de vie (c’est-à-dire des 20 % de ménages ayant le niveau de vie le plus faible) étaient locataires contre 56 % en 2006. À l’opposé, 30 % des ménages des deux derniers déciles (c’est-à-dire des 20 % de ménages ayant le niveau de vie le plus élevé) étaient locataires en 1988 contre 20 % en 2006. L’évolution inverse de la proportion de propriétaires est particulièrement marquante pour les propriétaires non accédants, c’est-à-dire ayant fini de payer leur logement (voir tableau 1). La proportion de propriétaires non accédants a augmenté continument pour la majorité des déciles sur la période, avec une hausse particulièrement marquée pour les plus aisés. Seuls les ménages les plus modestes ne suivent pas cette augmentation, avec un pourcentage de propriétaires accédants qui a baissé sur la période et stagne depuis plusieurs années autour de 30 %.
Tableau 1 - Évolution du statut d’occupation (en %) en fonction du décile de niveau de vie
Les graphiques sont en HTML, s'ils n'apparaissent pas, rendez vous sur http://www.cairn.info/revue-informations-sociales-2009-5-page-70.htm
Les dépenses de logement des propriétaires accédants et des locataires
8 Idéalement, pour pouvoir comparer les dépenses de logement des propriétaires et des locataires, il faudrait reconstituer les sommes dépensées sur longue période pour se loger (loyer ou remboursements d’emprunts), tout en comparant également la richesse accumulée en fonction du statut d’occupation, pour tenir compte de la constitution d’un patrimoine immobilier par les propriétaires[1] [1] Il faudrait aussi tenir compte des incitations fiscales...suite. Ces calculs nécessiteraient de disposer de données sur une période plus longue et de faire des hypothèses précises sur les trajectoires résidentielles des individus, ce qui dépasse le cadre de cette étude.
9 Pour avoir une idée des dépenses de logement effectivement réalisées par les ménages, l’approche retenue ici consiste à étudier les sommes réellement déboursées par les ménages des deux catégories (les locataires et les propriétaires accédants) pour se loger. Ces sommes correspondent aux loyers pour les locataires et aux remboursements d’emprunts (capital et intérêts) pour les propriétaires accédants, ainsi que les charges locatives ou de copropriété[2] [2] Les dépenses d’eau et d’énergie ne sont en revanche...
suite. Pour prendre en compte les aides au logement, on calcule également la charge financière nette, qui représente les dépenses de logement après déduction des aides. Le taux d’effort net, qui rapporte la dépense de logement au revenu des ménages (aides au logement déduites), permet d’évaluer la part du revenu absorbée par les dépenses de logement. Sans comparer directement les coûts du logement pour différents statuts d’occupation, l’analyse des évolutions des dépenses au sein de chaque groupe permet de repérer les ménages pour qui le logement pèse effectivement de plus en plus lourd dans le budget.
L’effort consenti par les ménages accédant à la propriété
10 Si le pourcentage de ménages accédants a peu diminué sur la période, leur charge financière a augmenté relativement fortement, à cause de l’augmentation des prix immobiliers pour les nouveaux accédants, mais aussi, dans une moindre mesure, de la baisse des aides au logement pour l’accession (cf. tableau en annexe page 79). Pierrette Briant et Catherine Rougerie (2008) montrent que les ménages qui ont accédé à la propriété entre 2002 et 2006 ont dû consentir un effort financier plus important, malgré la baisse des taux d’intérêt, ce qui se traduit par une augmentation des durées de prêts par rapport à la période 1997 - 2001. Cette augmentation du coût de l’accession plus rapide que les revenus pour les nouveaux propriétaires est également reflétée par la hausse du taux d’effort net pour l’ensemble des propriétaires accédants, qui passe de 18 % à 20 % entre 2002 et 2006.Cependant, là encore, cette augmentation générale recouvre des situations différentes selon le décile de niveau de vie, comme le montre le tableau 2. Le logement étant considéré comme un bien normal (c’est-à-dire que la consommation de logement augmente lorsque le revenu augmente, mais dans une moindre proportion), il n’est pas surprenant que le taux d’effort baisse avec le revenu entre les ménages les plus modestes et les plus aisés lorsque l’on analyse les dépenses de logement à une date donnée. Mais c’est l’évolution différentielle des taux d’effort au cours du temps qui est frappante.
Tableau 2 - Taux d’effort net (charges comprises et en %) des accédants à la propriété en fonction du décile de niveau de vie
Les graphiques sont en HTML, s'ils n'apparaissent pas, rendez vous sur http://www.cairn.info/revue-informations-sociales-2009-5-page-70.htm 11 En effet, ce sont les ménages les plus modestes qui ont connu l’augmentation la plus forte de leur taux d’effort, de 22 % en 1988 à 30 % en 2006 (avec une augmentation particulièrement forte de 3 points de pourcentage entre 2002 et 2006). Cette forte augmentation du taux d’effort dans le bas de la distribution permet de mieux comprendre pourquoi les ménages à bas revenus sont si peu nombreux à devenir propriétaires, malgré les dispositifs d’aide (prêts aidés et aides au logement). De plus, l’accession à la propriété n’est pas forcément rentable pour un locataire à bas revenus lorsqu’il a la possibilité de se loger dans le secteur social, comme le montre une étude du Service économie, statistique et prospective du ministère de l’Equipement (SESP, 2004). En revanche, elle le devient s’il doit se loger dans le secteur libre.
Les dépenses de logement des locataires
12 Les dépenses des locataires varient fortement en fonction du secteur de location. Les ménages du secteur social bénéficient de loyers plus faibles, et leur charge financière, une fois les aides déduites, est en moyenne inférieure de 46 % à celle des locataires du secteur libre en 2006. Les ménages les plus modestes sont de plus en plus nombreux à bénéficier des loyers réduits du secteur social. En effet, si le pourcentage de locataires du secteur social reste relativement stable sur la période considérée, autour de 17 % de l’ensemble des ménages, la composition des locataires du secteur social s’est modifiée au cours du temps, avec une augmentation croissante de la proportion de ménages à bas revenus. Ainsi, le tableau 3 montre que les ménages des deux premiers déciles occupent une part croissante de logements sociaux.
Tableau 3 - Évolution de la part (en %) des différents déciles de niveau de vie au sein des locataires du secteur social
13 Cependant, l’orientation plus sociale de l’attribution des logements HLM n’a pas pu compenser totalement l’augmentation du nombre de locataires au sein des ménages modestes, de sorte que la part des ménages à faible niveau de vie devant se loger dans le secteur libre a elle aussi augmenté (voir tableau 1).
14 Entre 1988 et 2006, les loyers et les charges du secteur social (avant déduction des aides) ont augmenté en moyenne un peu moins vite que ceux du secteur libre (en moyenne 21 % contre 26 % )[3] [3] Ces évolutions sont calculées à partir des dépenses...
suite. Entre 2002 et 2006, la hausse a été en moyenne de 3 % dans le secteur social et de 5 % dans le secteur libre. Mais l’évolution des dépenses de logement entre les deux secteurs diverge de façon beaucoup plus marquée pour les ménages les plus modestes.
15 En effet, pour ces ménages, les augmentations de loyer ont été beaucoup plus fortes dans le secteur libre que dans le secteur social. La forte hausse des loyers pour les ménages les plus modestes, entre les années 1970 et 2000, a déjà été mise en évidence par plusieurs études qui ont souligné le rôle inflationniste de l’universalisation des aides au logement dans le secteur libre (Laferrère et Le Blanc, 2002 ; Fack, 2005).
La hausse des loyers pour les ménages modestes, avec un revenu en dessous du niveau médian, se prolonge en 2002 - 2006. Cette hausse des loyers s’accompagne dans les années les plus récentes d’une baisse du nombre de bénéficiaires d’aides au logement, dans le secteur social comme dans le secteur libre. La baisse du pourcentage de bénéficiaires au sein des deux premiers déciles de niveau de vie, qui passe de 81 % à 77 % entre 2002 et 2006, est en rupture avec l’augmentation du nombre de bénéficiaires observée depuis l’universalisation des aides au début des années 1990. Si le pourcentage de bénéficiaires avait déjà commencé à baisser avant 2002 pour les ménages des 3e et 4e déciles de niveau de vie, cette réduction est plus forte encore entre 2002 et 2006, de 52 % à 45 %. Ces ménages ont sans doute été davantage touchés par la faible revalorisation des plafonds dans les barèmes d’aides au logement ces dernières années que les ménages encore plus modestes (Maingueneau, 2008 ; Collinet, Salesses et Tomasini, 2008).
16 Le tableau 4 montre que, dans le secteur libre, l’augmentation de la charge financière une fois les aides déduites est plus forte entre 2002 et 2006 que la hausse des loyers et des charges avant déduction des aides pour ces ménages. Alors que la hausse du nombre de bénéficiaires d’aides au logement entre les années 1988 et 2002 avait eu un effet inflationniste sur les loyers, ces premières analyses descriptives suggèrent que la baisse du nombre de bénéficiaires n’entraîne pas directement la modération des loyers. Les hausses différentielles de la charge financière dans le secteur social et le secteur libre se reflètent dans l’évolution des taux d’effort, comme le montre le tableau 5.
Tableau 4 - Évolution en % de la charge financière brute et nette dans le secteur libre entre 2002 et 2006 en fonction des déciles de niveau de vie des ménages
Tableau 5 - Taux d’effort net (charges comprises et en %) en fonction du décile de niveau de vie
17 Dans le secteur social, le taux d’effort net moyen ne dépasse pas 20 %, même pour les ménages les plus modestes, alors qu’il atteint 30 % en 2006 pour les ménages des deux premiers déciles de niveau de vie logés dans le secteur libre, et qu’il s’élève à 28 % pour les ménages locataires du secteur libre des 3e et 4e déciles de niveaux de vie.L’amélioration de la qualité des logements
18 L’augmentation des loyers et des prix immobiliers est en partie liée à l’amélioration de la qualité des logements sur la période. Les enquêtes Logement de l’Insee permettent de calculer un indicateur du confort de base des ménages, qui correspond à l’équipement en eau, sanitaires et chauffage central. Le tableau 6 montre que l’équipement de base des logements des ménages les plus modestes (tous statuts d’occupation confondus) a fortement augmenté sur la période, passant de 56 % en 1988 à 88 % en 2006, et tend à rattraper le taux d’équipement des ménages plus aisés.19 Le tableau 6 montre aussi que la surface habitable par unité de consommation a augmenté sur la période pour tous les ménages, mais que la hausse a été plus faible pour les ménages les plus modestes (12 % d’augmentation entre 1988 et 2006 pour les ménages des deux premiers déciles de niveau de vie contre 21 % pour les deux derniers déciles).
Tableau 6 - Évolution de la qualité des logements en fonction du niveau de vie
21 ***
22 L’analyse des évolutions récentes de la situation des ménages par rapport au logement confirme la plupart des tendances observées ces deux dernières décennies. L’augmentation générale du pourcentage de propriétaires correspond en fait à une concentration de la propriété au sein des ménages aisés, alors que les ménages les plus modestes sont de moins en moins propriétaires de leur logement. Pour ces ménages, seul l’accès au secteur social permet de limiter la hausse des dépenses de logement. En revanche, les locataires du secteur libre et les accédants à la propriété les plus modestes ont connu de fortes hausses des dépenses de logement sur la période. Pour ces ménages, le logement semble bien amputer une part croissante du budget, malgré les aides de l’État.
Annexe
Évolution des dépenses de logement selon le statut d’occupation, France entière
Bibliographie
Briant P., Rougerie C., 2008, « Les logements sont plus confortables qu’il y a vingt ans et pèsent davantage sur le revenu des ménages », in France Portrait Social Edition 2008, Insee.
Collinet P., Salesses C. et Tomasini M., 2008, « Les aides au logement », Recherches et Prévisions, n° 94.
Fack G., 2005, « Pourquoi les ménages à bas revenus paient-ils des loyers de plus en plus élevés ? L’incidence des aides au logement en France », Economie et Statistique, n° 381-382.
Fack G., 2008, « L’évolution des dépenses de logement depuis les années soixante-dix », complément au rapport du Conseil d’analyse économique Mesurer le Pouvoir d’Achat, La Documentation Française.
Laferrère A. et Le Blanc D., 2002, « Comment les aides au logement affectent-elles les loyers ? », Economie et Statistique, n° 351.
Maingueneau E., 2008, « Evolutions et caractéristiques des aides personnelles au logement versées par les caisses d’Allocations familiales », Recherches et Prévisions, n° 94.
SESP, 2004, « La rentabilité de l’accession à la propriété. Analyses des différents scénarios et sensibilité aux variantes », rapport pour la commission des comptes du logement.
Notes
[ 1] Il faudrait aussi tenir compte des incitations fiscales qui favorisent les propriétaires, en particulier les déductions fiscales des intérêts d’emprunts, ou les dispositions avantageuses concernant l’imposition de la plus-value réalisée sur la vente de la résidence principale.
[ 2] Les dépenses d’eau et d’énergie ne sont en revanche pas prises en compte dans l’analyse.
[ 3] Ces évolutions sont calculées à partir des dépenses exprimées en euros constants de 2006, donc après avoir pris en compte l’inflation entre 1988 et 2006.
Gabrielle Fack ; Économiste, professeur assistant à l’Université Pompeu Fabra de Barcelone, son domaine de recherche est l’économie publique, notamment l’évaluation des politiques du logement. Sur ce sujet, elle a notamment publié en 2005 l’article « Pourquoi les ménages à bas revenus paient-ils des loyers de plus en plus élevés ? L’incidence des aides au logement en France (1973 - 2002) » dans Economie et Statistique, n˚ 381-382.
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